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Histoire de la biochimie clinique au Québec. Une vision personnelle – Partie 1

Auteur: Raymond Lepage, Ph.D, Vulgarisateur scientifique, Biron Groupe Santé, Brossard, QC


Histoire de la biochimie clinique au Québec.  Une vision personnelle

Préambule : J’ai été invité par la Société canadienne des clinico-chimistes (SCCC) et la Société québécoise de biologie clinique (SQBC) à écrire une courte histoire de la biochimie clinique au Québec.  J’ai débuté comme biochimiste clinique en 1973 à Trois-Rivières, soit 15 ans après la fondation de la première association de biochimistes d’hôpitaux du Québec.  Je n’ai évidemment pas été témoin de ce qui s’est déroulé avant mon entrée dans la profession.  N’ayant pas réussi par ailleurs à retrouver de collègues actifs dans les années antérieures à 1973, c’est donc à partir de publications de toutes sortes, incluant des notices nécrologiques disponibles en ligne et surtout de vieilles éditions du CSCC Newsletter que j’ai pu collecter les informations antérieures à ma carrière.  J’ai forcément oublié certains événements significatifs et beaucoup de noms qui ont marqué notre histoire depuis 1950 et avant.  J’espère qu’on ne m’en tiendra pas rigueur.  Voici donc une vision personnelle de la petite histoire de la biochimie clinique au Québec.

 

Avant 1950

L’exécution d’analyses de laboratoire dans le milieu hospitalier est probablement aussi ancienne que l’existence des hôpitaux eux-mêmes.  Au Québec, un premier laboratoire d’analyses biomédicales a été mis sur pied à l’Hôtel-Dieu de Québec en 1882, suivi de 7 autres entre 1900 et 1932 essentiellement à Québec et à Montréal.  Au début, les médecins effectuaient eux-mêmes les analyses biochimiques les plus simples.  Les analyses plus complexes (hématologie, bactériologie) étaient confiées à des laboratoires municipaux (1).

Edgar H. Bensley, un des fondateurs de la SCCC raconte qu’Israel Mordecai Rabinowitch est le fondateur du premier laboratoire « officiel » de biochimie, sinon du Québec, certainement dans le Montréal anglophone (2).  Né en 1880 à Philadelphie, I.M. Rabinowitch s’est installé à l’Université McGill en 1915 avant de se joindre au personnel médical de l’Hôpital Général de Montréal (HGM).  C’est en 1919 qu’il aurait développé un embryon de laboratoire dans un recoin du laboratoire clinique des internes.  Ce petit laboratoire s’est développé peu à peu pour devenir éventuellement un département formel de métabolisme et toxicologie.  Le Dr Bensley raconte que ce premier laboratoire a été créé sans support financier autre que celui sortant de la poche du Dr Rabinowitch.  Il lui a donc fallu beaucoup d’imagination et de créativité pour réussir : des bains chauffants dans des contenants de confiture vide provenant de la cafétéria, des bouteilles d’olive au lieu de la verrerie en pyrex trop dispendieuse, des burettes créées de toute pièce en calibrant de la tubulure de verre avec des pesées de mercure, etc.

En 1931, Georges Baril, M.D. fondateur de la Faculté des Sciences de l’Université de Montréal a monté la première section de chimie dans les laboratoires de l’Hôtel-Dieu de Montréal.  Entraîné dans ce laboratoire, Paul Riopel, M.Sc. deviendra le premier biochimiste à travailler dans le laboratoire de l’Hôpital Notre-Dame (3).

Il est bon de rappeler que la première Association de chimistes professionnels du Québec fondée par des pharmaciens à la fin du 19e siècle a été officiellement incorporée le 11 mars 1926 (4).  Les premiers règlements de ce qui deviendra l’Ordre des chimistes (OCQ) spécifiaient, entre autres, que seul un membre de l’Association a le droit de prendre le titre de chimiste professionnel.  Jusque dans les années 1970, de nombreux scientifiques de formation et de niveau de diplomation variés ont donc pu tout de même agir comme responsables de laboratoires hospitaliers de biochimie clinique, en autant qu’ils ne se déclarent pas « chimistes ».  Il faudra 60 ans de plus pour qu’une spécialité en biochimie clinique prévoyant le niveau de formation académique requis voie le jour en 1986.

 

Les années 1950

Les Drs Jules Labarre et Guy Nadeau sont deux figures marquantes des années 1950.   Après plusieurs années en recherche, Jules Labarre a entrepris la modernisation du laboratoire de biochimie de l’Hôpital Notre-Dame de Montréal pour le transformer en un des plus gros laboratoires de biochimie du Canada (5).  Guy Nadeau est connu à la fois pour son rôle à l’Hôpital Saint-Sacrement de Québec et également comme fondateur du Laboratoire d’expertises (LABEXP), un des rares laboratoires privés d’analyses biomédicales du Québec.  Jusque dans les années 1970, LABEXP effectuait des analyses spécialisées et offrait des services conseils, tant pour des laboratoires publics du Québec qu’ailleurs dans le monde (6).

Parmi d’autres individus, mentionnons le Dr Jean-Paul Duruisseau.  Responsable du « modeste » laboratoire de biochimie de l’Hôpital Notre-Dame -de-la-Merci, le Dr Duruisseau est surtout connu pour avoir fondé en 1958 l’Institut de Bioendocrinologie, à la fois laboratoire de référence pour des analyses ésotériques mais également, via sa division Bio-Endo, manufacturier de trousses d’analyses radioimmunologiques (RIA) distribuées partout à travers le monde.  Je me souviens d’avoir approvisionné le laboratoire d’hormonologie de l’Hôpital du Sacré-Cœur de Montréal entre 1976 et 1983 avec les trousses de Bio-Endo, parmi les meilleures trousses disponibles à l’époque pour la mesure des taux d’hormones protéiques dont la FSH, la LH, la prolactine, l’insuline, etc.

Fondation des premières associations de biochimistes cliniques

La fin des années 1940 et le début des années 1950 ont vu croître rapidement le nombre de scientifiques opérant dans les laboratoires de biochimie clinique.  Le phénomène n’était pas propre au Québec tel qu’en témoignent les nombreuses autres associations créées dans les mêmes années à travers le monde (American Association of Clinical Chemistry (AACC) 1948, British Association of Clinical Biochemists (ACB) 1953, Société canadienne des clinico-chimistes (CSCC/SCCC) 1956 et l’apparition de revues spécialisées dans le domaine dont le Clinical Chemistry et Clinica Chimica Acta en 1955 et Annals of Clinical Chemistry en 1960 (7).  Le premier volume de « Clinical Biochemistry » paraîtra en 1967.

 

Fondation de la CSCC/SCCC

La CSCC/SCCC a été fondée à Montréal en 1956 à l’instigation de W.S. Bauld de l’HGM assisté de E.H. Bensley, également de l’HGM et A. H. Neufeld alors au Queen Mary Veterans Hospital (8).   Quelques autres biochimistes dont les noms se retrouvent dans les écrits des premières années qui suivront la fondation de la SCCC sont : David B. Tonks (HGM), Ruben Schucher (Hôpital général juif de Montréal, Sam H. Levy (Queen Mary Veterans Hospital), Roméo Soucy (Hôpital Maisonneuve-Rosemont), Marc Francoeur (Hôtel-Dieu de Montréal).  Au cours des années, malgré les barrières culturelles et linguistiques, le Québec aura tout de même fourni près du quart des 44 présidents de la SCCC entre sa fondation et 2020.

 

Fondation de l’ABHQ (CBHQ)

À la même période, les biochimistes québécois en très grande majorité francophones cherchaient à créer un regroupement propre au Québec.    L’Association des biochimistes des Hôpitaux du Québec (ABHQ) fut ainsi fondée à Sherbrooke le 27 juin 1958 par la presque totalité des scientifiques œuvrant dans le domaine.  Au nombre des 27 membres fondateurs de l’ABHQ, 14 étaient détenteurs d’un M.Sc., D.Sc. ou Ph.D. en biochimie et un détenait un doctorat en médecine.  Les 11 autres membres étaient des chimistes ou des biologistes avec un M.Sc. ou un Ph.D.  L’ABHQ changera de nom en 1961 pour devenir la Corporation des biochimistes des hôpitaux du Québec (CBHQ) pour revenir à son nom d’origine (ABHQ) en 1972 afin d’éviter toute confusion avec l’Ordre des chimistes (7).

Comme toute société savante qui se respecte, l’ABHQ/CBHQ a publié régulièrement à partir de 1959 un Bulletin dont le premier éditeur fut Maurice Bélanger, un médecin biochimiste de Chicoutimi.  Après 6 parutions, Guy Letellier prit la relève au Dr Bélanger en 1962 pour les 10 années suivantes.  Le Bulletin de l’ABHQ a survécu jusqu’à la dissolution de l’ABHQ en 1979 pour être remplacé par les Annales de biochimie clinique du Québec.  Afin de reconnaître les efforts des éditeurs précédents (M. Bélanger, G. Letellier, M. Pagé, B. Vinet et M. Dupras), la première publication des Annales débuta par le volume 19. Les Annales de biochimie deviendront les Annales de biologie clinique en 2001 pour s’accorder avec le nouveau nom de la SQBC. Plusieurs années après la disparition du format papier, la SQBC rendra disponible en juin 2020 l’Indicateur clinique en version numérique.

 

Guy Letellier, père de la biochimie clinique au Québec

Sans vouloir minimiser le travail des pionniers des années 1950 et 1960, je pense que le Dr Guy Letellier (1930-2004) mérite à juste titre une place à part en tant que « père » de la biochimie clinique au Québec.

Ayant obtenu un Ph.D. en biochimie en 1958, le Dr Letellier a débuté en 1959 sa carrière à l’Hôpital du Sacré-Cœur de Hull.  En 1964, il rejoint Jules Labarre à l’Hôpital Notre-Dame. Il assumera la direction de ce Département de 1970 à 1980 puis de 1984 à 1990 (9).

Un recruteur hors pair

Guy Letellier était un communicateur hors pair.  Je me souviens de la première fois que je l’ai rencontré vers 1970 à l’occasion d’une conférence hebdomadaire de l’Institut du Cancer de Montréal où je poursuivais mes études doctorales.  Le Dr Letellier venait nous parler du rôle du biochimiste clinique et le fit avec un enthousiasme tel que des 8 étudiants gradués alors en poste à l’Institut, 6 rejoindront éventuellement le domaine de la biochimie hospitalière (au grand dam de la direction de l’Institut!). En absence d’un programme formel de formation en biochimie clinique, le Dr Letellier nous accueillait généreusement dans son laboratoire de l’Hôpital Notre-Dame pour des stages de tous genres et de toutes durées.  Pendant les années qui ont suivi, il servira de mentor à des dizaines d’autres candidats biochimistes.

Le C.V. de Guy Letellier fait état de ses nombreuses contributions au domaine de la biochimie clinique au Québec, au Canada et dans le monde.  Instigateur des premiers programmes de contrôle de qualité au niveau provincial (1973), Professeur titulaire de biochimie clinique au Département de médecine de l’Université de Montréal (1987), président de l’OCQ (1968), prix de la SCCC pour contribution exceptionnelle à la chimie clinique au Canada (1989), nommé « Compagnon de Lavoisier », plus haute reconnaissance de l’OCQ (1999), etc.

Dans le document de support à la nomination du Dr Letellier comme Compagnon de Lavoisier, Bernard Vinet rappelle qu’à la fin des années 1960, Guy Letellier était « LA » référence dans le domaine des multi-analyseurs alors que les nouvelles générations d’analyseurs parallèles comme les SMA 6, SMA 12 et SMAC de Technicon (devenu Siemens) arrivaient successivement sur le marché.  Toujours à la fine pointe, son laboratoire était présent sur le site de l’Exposition universelle de Montréal (Expo67) avec un SMA-6 relié en ligne à des ordinateurs, un exploit pour l’époque!

 

L’Association des biochimistes cliniques du Québec (ABCQ) et la Société québécoise de biochimie clinique

En 1961, la toute jeune Corporation des biochimistes des Hôpitaux du Québec (CBHQ) établissait sa double mission : 1) mieux étudier, promouvoir, protéger et développer les intérêts économiques des biochimistes d’hôpitaux  et 2), servir le bien général par la promotion, le développement et la vulgarisation de la biochimie, sa pratique et son application. La CBHQ a travaillé étroitement avec la Corporation des chimistes professionnels du Québec (maintenant l’Ordre des chimistes) pour que soit modifié le projet de Loi 65 déposé au début des années 1970 qui excluait totalement les biochimistes de l’organisation hospitalière.  C’est au cours de ces discussions qu’a germé l’idée de la création d’une spécialité en biochimie clinique à l’OCQ, idée qui deviendra réalité en 1984.

Il est devenu graduellement évident que défendre à la fois les intérêts professionnels et financiers des membres tout en servant le bien général par le développement de la pratique devait relever de différentes instances.  C’est ainsi qu’en 1977, les membres de l’ABHQ décidèrent de transformer leur association en syndicat professionnel (ABCQ) et de confier les activités scientifiques à la nouvelle « Société Québécoise de Biochimie Clinique (SQBC) créée en 1979 (3).  Ce partage des responsabilités n’a pas empêché le nouveau syndicat d’organiser des sessions annuelles de formation continue à compter de 1981.  Ces formations de 3 jours demeurent encore aujourd’hui hautement populaires auprès des biochimistes cliniques du Québec.  La SQBC modifiera son nom en 1995 pour devenir la Société québécoise de biologie clinique pour mieux refléter l’intérêt des membres pour les autres spécialités de laboratoire.

Société québécoise de biochimie clinique (SQBC)

La SQBC a été fondée par des médecins biochimistes et des biochimistes cliniques.  En plus d’assurer la publication des Annales de biochimie Clinique et la tenue d’un congrès annuel, la SQBC a mis en place un comité chargé d’établir un premier programme officiel de contrôle de qualité avec composante interne et externe.

 

Démarches pour la reconnaissance des biochimistes cliniques par le gouvernement du Québec.

Au-delà des réalisations individuelles de plusieurs biochimistes cliniques dans leur milieu et ailleurs dans le monde, les années 1970-1990 furent marquées par les nombreuses batailles menées par les biochimistes cliniques pour se faire reconnaître par le Gouvernement du Québec.

 

La Révolution tranquille

Il est difficile d’imaginer aujourd’hui que jusqu’à la fin des années 1960, les soins de santé au Canada étaient essentiellement offerts par des organismes privés, dont plusieurs organisations religieuses.  C’est au cours des années 1960 que le Gouvernement du Québec sous la direction de Jean Lesage déclenchera ce qu’on appellera par la suite « La Révolution tranquille ».  Des grands pans de la Société civile telle que nous la connaissons aujourd’hui seront mis en place au cours de cette révolution : Droits civils des femmes, étatisation de la production de l’électricité et des hôpitaux, création d’un ministère de l’Éducation, décléricalisation de l’enseignement, etc.

Dans le domaine de la santé, les 2 plus importants changements seront l’adhésion du Québec au « Programme fédéral d’assurance-hospitalisation et services diagnostiques » qui permettait désormais un accès gratuit aux services de santé incluant les épreuves diagnostiques et une réorganisation majeure (une parmi tant d’autres…) des services de santé et des services sociaux (Projet de loi no 65).

 

Mémoire de la CBHQ 1968.

Une des toutes premières démarches de la CBHQ a été la présentation d’un mémoire au comité conjoint du gouvernement qui étudiait le projet de loi 65.  Le document de la CBHQ faisait état de la définition de la chimie clinique et de son rayonnement à travers le monde, de la formation, du rôle et des fonctions du biochimiste clinique, de son statut professionnel (en péril) et de sa (faible) rémunération (11).

Le but de l’exercice était d’assurer une place adéquate pour les biochimistes cliniques dans l’appareil hospitalier en pleine révolution.  Il faudra plus de 30 ans pour compléter la démarche!  Une étape importante pour y parvenir aura été à partir de 1979 le travail acharné des leaders du nouveau syndicat professionnel des biochimistes cliniques (ABCQ).  Quelques individus ont consacré une partie importante de leur carrière à la défense des intérêts du groupe.  Parmi ceux-ci, il faut mentionner Jean Pinard, Maurice Laliberté, Gilles Brisson, Michel Desharnais et Hélène Leblanc.

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Références

  1. Dufour. La formation en techniques de laboratoire médical au Québec, 1943–1968 : Vingt-cinq ans avant le Cégep.  Revue d’histoire de l’éducation vol 30, no 1, printemps 2018.
  2. H. Bensley. “Israel Mordecai Rabinovitch (Letter to the Editor)”. CSCC News, vol 26, no 3, juin 1984,
  3. Guy Letellier. “From Clinical chemistry to Clinical Biochemistry in Québec”. CSCC News Vol. 26 no 6, décembre 1984.
  4. Ordre des chimistes du Québec. Qui sommes-noushttps://www.ocq.qc.ca/ordre/ocq/ Consulté le 14 novembre 2023
  5. Avis de décès Jules Labarre.  Fondation québécoise des sociétés de généalogie.  Consulté le 14 novembre 2023.
  6. Avis de décès Guy Nadeau. Lépine Cloutier/Athos. Consulté le 14 novembre 2023.
  7. Corporation des biochimistes des Hôpitaux du Québec. « Mémoire présenté au comité conjoint législatif et de l’assemblée législative de la Province de Québec sur l’Assurance-Santé », janvier 1965.
  8. H. Bensley. The Origins of the Canadian society for Clinical Chemistry. CSCC News, vol. 26, no 1, février 1984.
  9. Vinet “In memoriam Dr Guy Letellier”. CSCC News Vol 26, no2.  Mai 2004.
  10. de Montréal. « Historique Département de biochimie et médecine moléculaire »  https://biochimie.umontreal.ca/departement/historique/.  Consulté le 14 novembre 2023.
  11. La Corporation des Biochimistes des Hôpitaux du Québec. Mémoire présenté au comité conjoint du conseil législatif et de l’Assemblée législative de la province de Québec sur l’Assurance-santé. Bibliothèque, Législature Québec, 1968.