Woman shedding tears

Drogues du viol : un plaidoyer pour la démocratisation du dépistage

Auteure: Dre Marie Gingras, Biochimiste Clinique


L’histoire qui se répète

J’ai été interpellée récemment par une story sur Insta, rapidement reprise par les médias (1,8). Une histoire malheureusement encore considérée comme banale, malgré qu’elle soit d’une violence inouïe. Une femme assiste à un show avec des amis et se réveille à l’urgence. Elle est passée d’être en pleine maitrise de ses moyens à perdre tout contrôle de son corps et de son esprit en moins d’une heure. Quelques bribes de la soirée lui sont revenues malgré une perte de mémoire, un classique black out.  Les jambes lourdes, les yeux qui ferment, le plancher des toilettes, son amie qui lui jette de l’eau au visage, la main de l’ambulancier qui lui serre le bras. Elle a été sauvée car elle était bien entourée. Avec son post elle souhaitait avertir les autres. Il fait beau, les bars sont ouverts, la saison des festivals est là : faite attention à vous ! Ce qui est déconcertant dans l’histoire, se sont ses commentaires sur les soins qu’elle a reçu : «Le plus décrissant dans tout ça je trouve, c’est que nos hôpitaux détiennent pas l’équipement nécessaire pour prélevé [sic] le GHB et ses dérivés dans le sang ou l’urine des victimes. Alors même quand on pense connaître les responsables, on peut jamais accuser personne, faute de preuves médicales.»

 

C’est évidemment faux pour tous ceux qui connaissent de près ou de loin les laboratoires. Cependant, cela révèle une vérité. Un flagrant manque de formation et de connaissances des cliniciens qui font face à ces cas, alors que la marche à suivre est si simple, prélever l’urine et le sang le plus rapidement possible et demander un dépistage toxicologique des drogues et médicaments par LC-MSMS; le laboratoire se charge du reste. Même pas besoin de faire les dosages sur place ou d’avoir les résultats rapidement (bien que ce soit possible en ouvrant un cas au Centre antipoison du Québec qui peut autoriser des dosages rapides pour les cas d’intoxications complexes ou qui ne répondent pas au traitement), ils ne sont habituellement pas nécessaires au traitement. Ce n’est plus la santé physique de la personne qui est menacée mais sa santé mentale, comme le souligne si justement Marie-Christine Villeneuve du Réseau des CAVAC (Centres d’aide aux victimes d’actes criminels) dans un article (1) qui a suivi la prise de parole de la victime.

 

Les nuances et les situations floues

Ce qui est en apparence simple, se complique rapidement. Encore une fois, le diable s’est caché dans les détails. D’abord, pour que les analyses puissent être soumises en cour, il est souhaitable d’utiliser la trousse médico-légale du Laboratoire de sciences judiciaires et de médecine légale afin de documenter la chaine de possession et de conserver l’intégrité de la preuve. Pour obtenir ce service, aussi accompagné d’un volet social puisqu’il a été conçu pour les victimes d’agression sexuelle, on doit se présenter dans un centre (hôpital) désigné. Qu’on désire porter plainte ou que la décision soit encore équivoque, la trousse (qui est en fait un examen médical avec prélèvements) doit être complétée le plus rapidement possible suivant l’agression et sera conservée pendant 14 jours. Les prélèvements seront analysés seulement si la victime porte plainte.

Le problème est que la trousse médico-légale ne peut pas être utilisée s’il n’y pas de suspicion d’agression sexuelle, une aberration. Cette option n’existe tout simplement pas dans la trajectoire et les formulaires accompagnant cette trousse. Donc, pour qu’une victime de soumission chimique puisse avoir une petite lueur d’espoir d’obtenir éventuellement justice, il doit y avoir une conjoncture parfaite : elle doit possiblement avoir été aussi agressée sexuellement, elle doit être soignée dans un hôpital qui est un centre désigné, elle doit donner son consentement aux prélèvements et aux analyses et porter plainte à la police dans un délai de 14 jours. C’est beaucoup en demander.

Il n’y a aucun mécanisme ou protocole en place pour effectuer des prélèvements et les acheminer au Laboratoire de sciences judiciaires et de médecine légale dans les cas où les victimes pensent qu’elles ont été droguées à leur insu sans avoir été agressées sexuellement et qu’elles souhaitent porter plainte.  On nous dit cependant que le travail en ce sens est amorcé depuis que les alertes ont été lancées dans les médias et, bien sûr, on encourage les victimes à déposer une plainte quand même.

Aussi, il n’y a aucun mécanisme ou protocole en place pour les cas où les victimes souhaitent seulement savoir, via des preuves concrètes que peuvent apporter les analyses en laboratoire, ce qui leur est arrivé (agression sexuelle suspectée ou pas) sans porter plainte à la police. C’est malheureux puisque c’est probablement la majorité des cas. Aussi, les témoignages des victimes (8, 9) montrent bien que cette information les aiderait à surmonter les conséquences psychologiques néfastes de leur agression. Un résultat positif leur permettrait de valider leur expérience et, même si un résultat négatif ne permettrait pas d’écarter totalement la possibilité d’une soumission chimique, il pourrait tout de même apporter un éclairage nouveau sur le cours des évènements (12). Ne pas y avoir accès c’est du gaslighting systémique.

 

La voie de contournement

Tel que mentionné précédemment, le dépistage et le dosage des drogues et médicaments dans le sang et l’urine est disponible dans le réseau des laboratoires. Cependant, cela semble être très peu connu des cliniciens ce qui contribue à rendre problématique l’accès à ces tests, puisqu’une ordonnance médicale est requise pour les effectuer. C’est dommage, d’autant plus que le Centre de toxicologie du Québec a récemment introduit un profil de dépistage LC-MSMS ciblant tous les composés (incluant le GHB) réputés être utilisés dans la littérature dans les cas de soumission chimique justement pour adresser ce besoin clinique (le «profil drogues du viol» sur leur requête uniformisée). Idéalement, toute personne suspectée d’avoir été droguée à son insu devrait se faire offrir ce profil par le clinicien traitant après un consentement éclairé lui expliquant les limites de ces tests et le fait qu’ils ne pourront probablement pas être utilisés en cours. Souvent, c’est tout ce que souhaitent les victimes, alors pourquoi leur refuser (8) ou leur fermer la porte au nez (9) ?

Puisque qu’elle est si simple et si bénéfique pour les victimes potentielles, il est difficile de concevoir pourquoi la voie clinique du dépistage n’est pas effectuée d’emblée dans tous les cas de soumission chimique suspectée (10). Ces résultats devraient faire partie intégrante du traitement. Il convient de sensibiliser les cliniciens sur le rôle central qu’ils ont à jouer dans ces cas. Cependant, n’étant pas spécialiste des questions légales qui concernent ces cas, je ne connais pas tous les enjeux que ceci pourrait impliquer.

Si le médecin traitant ne souhaite pas prendre la responsabilité professionnelle des résultats (une raison pertinente pourrait m’échapper mais je n’en vois pas) ou si le consentement explicite de la personne est nécessaire (habituellement celui-ci est implicite et/ou accordé dans le consentement général aux soins) et ne peut pas être obtenu, les prélèvements peuvent tout de même être faits et conservés au laboratoire le temps que la victime décide de les faire analyser ou non. Qu’il y ait ou non une agression sexuelle suspectée, qu’on soit ou non dans un centre désigné avec une trousse médico-légale sur place, à tout le moins, les échantillons seront disponibles pour analyse future. Cette option est toutefois plus risquée car si le délai est long, et c’est souvent le cas, les échantillons risquent d’être jetés alors qu’ils devraient être considérés comme des «spécimens uniques». À noter que chaque laboratoire peut facilement élaborer une procédure ou une fiche technique de «prélèvement supplémentaire d’échantillon pour analyse ultérieure» et déterminer les modalités de conservation de ces spécimens.

 

Les bad guys

Le fait que trop souvent seul le GBH vient en tête lorsqu’on parle de drogue(s) du viol fait aussi partie du problème. Oui, c’est peut-être du GHB, mais ça pourrait être aussi tellement d’autres substances, et les deux premières en liste sont légales au Québec : l’alcool et le THC (2, 7), la cocaïne suivant de près (7). Il importe aussi de mentionner l’abondance de cas où les antidépresseurs et les benzodiazépines sont en cause (7), des médicaments largement prescrits et facilement accessibles. D’où la nécessité de demander un dépistage toxicologique par spectrométrie de masse incluant le GHB et que celui-ci soit élargi et mis à jour constamment pour refléter le mieux possible les drogues et médicaments en circulation. Il faut aussi garder en tête que la pharmacodynamie des substances administrées est souvent altérée par la consommation d’alcool et vice-versa et que bien des facteurs influencent leur métabolisme et donc leur temps de détection dans le sang et l’urine.

Quelques mots sur le fameux GHB, ou gamma-hydroxybutyrate. Un composé endogène métabolite de l’acide gamma aminobutyrique (GABA), un neurotransmetteur. À faible dose, le GHB a des effets sédatifs et hypnotiques, euphorisants, amnésiants et désinhibants. À plus forte dose, il peut causer des convulsions, de la bradycardie et une dépression du système respiratoire. Le GBL, ou gamma-butyrolactone et le butane-1,4-diol, des solvants industriels, sont deux composés qui sont rapidement métabolisés en GHB si ingérés (3). De ce fait, ils sont indétectables, cependant ils génèrent habituellement des concentrations plus élevées en GHB que l’ingestion de GHB tel quel (6). La consommation de ces substances, surtout combinées à l’alcool, amène généralement une altération très rapide de la conscience. Le GHB est détectable et quantifiable jusqu’à environ 4 à 6 heures dans le sang et 10 à 12 heures dans les urines (2). À noter que l’Ordre des chimistes du Québec a fait un appel à la vigilance concernant les tests rapide de détection de GHB (5). Je ne peux qu’abonder dans le même sens. Ces tests me semblent inutiles, voire carrément dangereux.

Beaucoup d’autres substances qu’on peut regrouper avec le GHB et l’alcool, comme des dépresseurs du système nerveux central (SNC) sont reconnues comme drogues du viol : barbituriques, benzodiazépines, antidépresseurs, relaxants musculaires, analgésiques, antihistaminiques, sédatifs et somnifères, kétamine, opioïdes, fentanyl et ses dérivés (11). La dépression du SNC cause, entre-autres et dépendamment de la dose, la relaxation, la somnolence, la désinhibition, la confusion, l’anesthésie et l’amnésie, facilitant ainsi les agressions par une perte de contrôle et de conscience. De façon contre-intuitive, la cocaïne, les amphétamines, le MDMA et d’autres stimulants du SNC sont aussi retrouvés dans les cas d’agressions sexuelles (7). Même si elles n’ont pas d’effet dépresseur, ces substances n’en sont pas moins d’autres psychotropes qui altèrent l’état de conscience, les perceptions et les comportements. Le cannabis est un psychotrope qui peut à la fois avoir des effets dépresseurs et stimulants. Son abondante utilisation comme drogue récréative et sa récente légalisation au Canada en fait un candidat parfait pour la soumission chimique (13). Un joint offert peut cacher une autre substance ou une trop forte concentration en THC alors que son ingestion provoque des effets différés et soutenus à long terme pouvant être exacerbés par une consommation concomitante d’alcool.

 

Retour sur le cas

En analysant rétrospectivement l’histoire de la victime (8) on peut déceler plusieurs failles probables du système. Elle a été emmenée à l’hôpital par des ambulanciers mis au courant qu’elle avait probablement été droguée à son insu. Est-ce que cet hôpital était un centre désigné ou pas ? Si non et si elle avait été possiblement agressée sexuellement, est-ce que la trajectoire aurait été différente ? Les ambulanciers disposent-ils de cette information ? Le manque de ressources dans le réseau de la santé prévient vraisemblablement que tous les hôpitaux soient des centres désignés (la situation idéale à atteindre) mais pourquoi n’y aurait-il pas dans tous les hôpitaux une trousse pour des prélèvements sanguins à envoyer au Laboratoire de sciences judiciaires et de médecine légale ? Elle a insisté pour avoir un dépistage de GHB et elle s’est fait répondre la réalité : les hôpitaux ne sont pas équipés pour dépister cette substance et peut-être que le GBH est déjà disparu; mais sans s’être fait offrir ni prodiguer le bon soin : des prélèvements pour un dépistage toxicologique des drogues et médicaments par LC-MSMS (le «profil drogues du viol») qui auraient été envoyés au laboratoire du Centre de Toxicologie du Québec qui peut effectuer ces analyses avec une très grande sensibilité pour les substances typiquement retrouvées dans les cas de soumission chimique. Même si ces prélèvements n’auraient peut-être pas été valables en cour si elle décidait de porter plainte, cela aurait pu lui être expliqué et aurait dû lui avoir été offert.

Les failles ont été mises en lumière mais personne n’est imputable, alors comment espérer que le système s’améliore ? Déjà de discuter du phénomène dans les médias est un pas dans la bonne direction qui peut amener une sensibilisation et une responsabilisation individuelle et collective pour que ces montagnes à bouger que sont le système de santé et le système judiciaire puissent s’améliorer. Il est aussi impératif d’arrêter la banalisation de ce geste. Droguer une personne à son insu est un acte criminel. Blâmer la victime est tout aussi contre-productif. Ce n’est pas aux victimes de faire attention, c’est aux agresseurs d’arrêter leurs agressions.

 

Et finalement

Est-ce si utopique de penser que le dépistage toxicologique pour une personne droguée à son insu pourrait devenir aussi évident à l’urgence de nos hôpitaux qu’une troponine pour un homme qui se présente avec des douleurs thoraciques ? Espérons que la motion en ce sens adoptée à l’unanimité à l’Assemblée nationale (4) fera son chemin. Peu importe qu’on soupçonne du GBH ou une autre substance, pour tous les cas de suspicion de soumission chimique, il faut dépister et porter plainte.

 

Références :

  1. https://www.lapresse.ca/actualites/2022-06-01/drogue-du-viol/des-victimes-laissees-dans-l-ombre.php
  2. https://ici.radio-canada.ca/ohdio/premiere/emissions/meme-frequence/segments/entrevue/403997/drogue-viol-ghb
  3. https://www.inspq.qc.ca/toxicologie-clinique/usage-detourne-de-la-gamma-butyrolactone-en-france-bilan-3-ans-apres-l-application-d-un-arrete-d-interdiction-de-vente
  4. https://www.lapresse.ca/actualites/politique/2022-06-08/drogues-du-viol/motion-adoptee-a-l-unanimite-visant-a-elargir-le-depistage-au-quebec.php
  5. https://www.ocq.qc.ca/cpt_nouvelles/intoxication-au-ghb-lordre-des-chimistes-du-quebec-appelle-a-la-vigilance-concernant-les-tests-rapides-autoadministres/
  6. Clin Toxicol (Phila) 2020 Mar;58(3):204-207. PMID: 31218892
  7. J Forensic Leg Med2010 Aug;17(6):333-8. PMID: 20650424
  8. https://ici.radio-canada.ca/rdi/isabelle-richer/site/episodes/631733/ariane-brunet-ghb-drogue-du-viol
  9. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1888307/ghb-drogue-du-viol-prelevement-hopital-msss-quebec-solidaire-bar
  10. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1856910/drogue-viol-plainte-calacs-abitibi
  11. Eur Rev Med Pharmacol Sci. 2019 Dec;23(24):10577-10587. PMID: 31858579
  12. 2009 Mar 3; 180(5): 493–494. PMID: 19255067
  13. Psychol Addict Behav. 2021 Sep;35(6):659-670. PMID: 33844566

 

Autres ressources :

 

Centres désignés

Pour trouver le centre désigné pour l’intervention médicosociale auprès des victimes d’agression sexuelle le plus près de chez vous, vous devez appeler Info-aide violence sexuelle au 1-888 933-9007.

Info-aide violence sexuelle

https://infoaideviolencesexuelle.ca/

CAVAC

Centre d’aide aux victimes d’actes criminels

https://cavac.qc.ca/

CALACS

Regroupement des CALACS (Centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel)

http://rqcalacs.qc.ca/calacs.php

Service-conseil 

Service-conseil aux centres désignés pour l’intervention médicosociale auprès des victimes d’agression sexuelle

https://www.serviceconseilqc.ca/

Guide d’intervention

Guide d’intervention médicosociale du MSSS

https://publications.msss.gouv.qc.ca/msss/fichiers/2011/11-850-01.pdf

Guide médico-légal

Guide médico-légal à l’intention des médecins du Canada

https://www.cmpa-acpm.ca/fr/advice-publications/handbooks/medical-legal-handbook-for-physicians-in-canada